"La crise financière du système de sécurité sociale est un mythe" (2024)

Offrir Le Monde
  • Économie

Pour l'économiste américain James Kenneth Galbraith l'Etat peut et doit investir dans les infrastructures et les ressources humaines.

ParPropos recueillis par Anne Rodier et Adrien de Tricornot

Publié le 12 octobre 2009 à 17h30, modifié le 12 octobre 2009 à 17h30

Temps de Lecture 6 min.

  • Partager
    • Partager sur Facebook
    • Envoyer par e-mail
    • Partager sur Linkedin

Les Etats-Unis ont créé à l'époque du New Deal (1933-1938) les fondements d'un Etat-providence, selon vous toujours présent. Quels sont-ils ?

James Kenneth Galbraith : Il s'agit de la sécurité sociale, des pensions pour les retraités, de l'aide aux sans-emploi et aux enfants. Il faut y ajouter le système de financement du secteur immobilier, qui a permis de créer la classe moyenne américaine, avant qu'il ne soit perverti par la dérégulation du système bancaire dont l'aboutissem*nt est la crise actuelle, laquelle constitue la plus grande fraude financière de l'Histoire.

Les bases sociales mises en place dans l'après-guerre sont toujours là. Si on le compare aux systèmes strictement privés ou strictement publics, le modèle américain est très fort. Les efforts des lobbies politiques pour privatiser les retraites publiques ont échoué. Ce fut la première défaite de l'administration Bush en 2005. La sécurité sociale existe toujours, et marche bien.

Pourtant des millions d'Américains n'ont pas de couverture santé...

C'est le problème essentiel. Nous avons mené depuis 1948 des luttes politiques incessantes. Mais les assurances privées ont toujours triomphé sur le bien public. Depuis 1965, nous avons un système d'assurance-maladie universel pour ceux qui ont atteint l'âge de 65 ans (Medicare) qui pourrait protéger toutes les classes d'âge. Malheureusem*nt, une coalition politique empêche qu'il soit généralisé.

L'administration Obama est entourée de responsables qui accordent du crédit à l'idée d'une prétendue crise de la sécurité sociale. Or la crise financière du système de sécurité sociale est un mythe, tout comme celle de Medicare. La réalité est qu'un Etat, une nation, peut faire la distribution interne qu'il veut. Ce n'est qu'une question d'impôts et de dépenses.

Il est vrai que, dans un pays où une grande partie des revenus ne provient pas des salaires, les impôts sur ces derniers ne peuvent pas soutenir seuls le secteur de la santé. Mais cela ne veut pas dire que le gouvernement, qui a la capacité de lever l'impôt et de prêter, ne puisse pas financer un système de santé publique. Cela pourrait, et devrait, se faire.

Vous êtes donc contre un compromis qui tendrait à généraliser la couverture sociale par des systèmes privés...

En principe, oui. Mais il faut respecter les décisions politiques. La réforme du système de santé est la priorité d'Obama mais les démocrates se souviennent bien de 1993 : à l'époque, l'échec du projet de réforme Clinton avait été un désastre politique. Ils ne veulent pas que l'histoire se répète.

Le Monde Guides d’achat

Gourdes réutilisables Les meilleures gourdes pour remplacer les bouteilles jetables Lire

Pour compléter ce tableau de l'Etat-providence américain, il faut mentionner le système d'enseignement supérieur, deux fois plus important aux Etats-Unis que dans n'importe quel pays d'Europe. C'est en partie un système privé - subventionné grâce aux réductions d'impôts - et en grande partie un système public. Je travaille dans une université publique. Dans l'Etat du Texas, plus de 80 % des étudiants de l'enseignement supérieur sont dans des institutions publiques.

Les Américains sont confrontés à un endettement colossal. Ont-ils vraiment les moyens d'investir dans le social ?

Le problème de l'endettement aux Etats-Unis est celui des ménages. Celui de l'Etat ne dépasse même pas 70 % du produit national brut (PNB). Quand mon père était aux affaires (auprès de l'administration Roosevelt), le déficit budgétaire a progressé de 25 % du PNB chaque année pendant quatre ans. La dette nationale a atteint 125 % du PNB en 1945, et personne ne disait que l'économie américaine en était affaiblie. Au contraire, ce phénomène correspondait à la formation de la classe moyenne.

Le réel problème des Etats-Unis est la relance d'une économie privée après la crise. L'énergie et le changement climatique sont des pistes pour réaliser de vastes programmes d'emploi. Mais les institutions du marché privé sont mal encadrées. Il faut donc en créer, et plutôt des publiques. C'est ça le vrai défi, et non le prétendu fardeau d'un Etat-providence, qu'on peut financer sur des bases internes.

Cela veut dire que la Réserve fédérale américaine peut toujours parvenir à "monétiser" la dette, ce qu'elle fait déjà d'ailleurs ?

Tout à fait : la banqueroute est une solution au surendettement des parties privées, qui n'a aucune application aux affaires de l'Etat. Et si les étrangers ne voulaient plus détenir la dette américaine, ce serait une question de dévaluation du dollar et - un peu - d'inflation intérieure, mais pas de financement de l'Etat.

Dans votre livre, vous évoquez un "Etat prédateur". Pourquoi ?

Les plus conservateurs, les plus droitiers, ne s'intéressent pas à la destruction de l'Etat, mais beaucoup à son contrôle, afin de privatiser et de diminuer l'efficacité de la régulation dans les industries stratégiques qui font partie de leur base politique : l'énergie, les mines, les médias, l'agriculture, la pharmacie... Tout cela a été systématiquement mis sous contrôle par la frange extrémiste des conservateurs depuis trente ans, et surtout sous l'administration de George W. Bush. C'est la politique d'une coalition industrielle, des grandes entreprises et des intérêts économiques d'une oligarchie. C'est la convergence entre la période "post-Union soviétique" et "post-marché libre"... (rires).

Comment percevez-vous l'évolution des systèmes d'Etat-providence en Europe et France ?

J'ai beaucoup d'inquiétudes sur l'état du système de sécurité sociale et surtout des services publics tels que les universités qui vivent une crise financière profonde et évidente en France. Ce n'est pas une bonne idée de mettre tout un service public sous une contrainte budgétaire centralisée et dure.

Vous mettez en avant le modèle danois...

Le Danemark est un petit pays très égalitaire qui a réussi à avoir une grande proportion de la population au travail et un taux de chômage extrêmement bas. Il est démontré que le niveau de vie n'y est pas lié à la productivité des individus ou des usines, mais à l'utilisation assez complète des ressources humaines. C'est intéressant car le plus grand problème européen, c'est le taux de chômage absolument atroce que l'on y voit depuis trente ans, et que l'on n'aurait jamais toléré aux Etats-Unis.

Mais les Etats-Unis ont fait d'autres choix de politique d'emploi...

Oui, mais cette histoire selon laquelle le taux de chômage très bas serait dû à la libéralisation du marché du travail est complètement fausse. Il y a deux ou trois raisons importantes qui expliquent le succès relatif des Etats-Unis : l'extension du crédit, qui a donné des ressources aux secteurs de la construction et de l'informatique et qui les a lancés vers le plein-emploi à deux reprises depuis quinze ans ; la capacité des secteurs de la santé, du social, de l'enseignement - et de l'armée - à employer les ressources humaines. Celle-ci est renforcée, dans l'enseignement et la santé, par un secteur à but non lucratif qui procure 8 % des emplois, sans équivalent en Europe, et qui existe grâce aux exemptions fiscales sur les donations.

La richesse des modèles sociaux se trouve donc dans l'optimisation des ressources humaines ?

Oui. C'est exact. Les plus grands défauts des Etats-Unis sont, d'une part le problème des non-assurés - il conduit à des situations terribles -, et le système d'investissem*nts publics, qui n'est pas intégré et est chaotique. Les investissem*nts ont été reportés sur les Etats et les municipalités, qui font face à des contraintes budgétaires importantes. La détérioration de la qualité des infrastructures - routes, réseau ferroviaire, etc. - s'accroît. Nous avons perdu l'avantage que nous avions il y a cinquante ou trente ans...

Le plan de relance peut-il y remédier ?

On commence à reconnaître le problème. Mais il faut créer des institutions qui puissent faire, aux Etats-Unis, ce que la SNCF fait en France.

Propos recueillis par Anne Rodier et Adrien de Tricornot

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.

Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.

S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Services Le Monde

Découvrir

Cours en ligne, cours du soir, ateliers : développez vos compétences Testez votre culture générale avec la rédaction du Monde Mots croisés, sudoku, mots trouvés… Jouez avec nous Gagnez du temps avec notre sélection des meilleurs produits Retrouvez nos derniers hors-séries, livres et Unes du Monde

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.

"La crise financière du système de sécurité sociale est un mythe" (2024)
Top Articles
Latest Posts
Article information

Author: Manual Maggio

Last Updated:

Views: 6000

Rating: 4.9 / 5 (49 voted)

Reviews: 88% of readers found this page helpful

Author information

Name: Manual Maggio

Birthday: 1998-01-20

Address: 359 Kelvin Stream, Lake Eldonview, MT 33517-1242

Phone: +577037762465

Job: Product Hospitality Supervisor

Hobby: Gardening, Web surfing, Video gaming, Amateur radio, Flag Football, Reading, Table tennis

Introduction: My name is Manual Maggio, I am a thankful, tender, adventurous, delightful, fantastic, proud, graceful person who loves writing and wants to share my knowledge and understanding with you.